Du côté congolais du lac Édouard, un lac partagé avec l’Ouganda, la production de poisson a chuté à cause de la surexploitation et des taxes illégales imposées par les milices
Par Jonas Kiriko
Cette investigation a été réalisée en partenariat avec InfoNile, soutenu par le Pulitzer Center.
Le poisson se fait de plus en plus rare sur la côte ouest du lac Edouard. Cette situation est consécutive à l’augmentation de plus de 300 pourcents du nombre des unités de pêche, l’influence grandissante des groupes armées, la corruption des officiels ayant en charge la réglementation de la pêche, ainsi que le changement climatique. Plusieurs pêcheurs se reconvertissent dans d’autres secteurs, d’autres sont arrêtés en Ouganda pour violation des limites lacustres, la malnutrition gagne du terrain chez les femmes et les enfants, ainsi que des inondations de plus en plus récurrentes. La meilleure gouvernance du lac Edouard, la restauration de l’autorité de l’État, l’initiation aux techniques de pêche durable, la répression de la corruption et bien plus, deviennent une nécessité pour sauver ce lac et sa biodiversité.
Il est 5 heures du matin, et le jour s’est déjà levé pour Alphonsine Masika. Comme d’autres femmes, elle se dirige vers Kaingini, ce marché des poissons connu ici dans la pêcherie de Kyavinyonge. Seule grande déception ce matin pour ces femmes, il n’y a pas de poisson pour le marché local.
“C’est devenue une habitude maintenant. Les propriétaires des pirogues vendent à l’avance toute la production aux marchands des grandes agglomérations comme Butembo. Imagine, pour ces cinq ou six pirogues qui viennent d’accoster ici au débarcadère, il n’y a rien pour nous ici localement, » essaie de me faire comprendre Alphonsine visiblement déçue.
“Nous sommes obligées de revenir demain matin, » me glisse Neema Kavira, qui regrette d’avoir tout abandonné pour espérer s’approvisionner en poisson et ainsi continuer son petit commerce, afin de nourrir sa famille.
Eric Mumbere, pêcheur de son état, est sur le lac depuis plus de 10 jours. Il explique que lui et ses collègues sont obligés de rester plus longtemps que prévu sur les eaux du lac abandonnant femmes et enfants, pour espérer obtenir beaucoup de poissons.
“Tu me vois descendre de la pirogue, mais je n’ai aucun poisson à ramener chez moi pour manger avec ma famille. Le gros de poisson que nous péchons appartient au propriétaire de la pirogue qui met ses moyens pour faire fonctionner la pirogue et prend en charge les dépenses. Nous ne profitons que d’un dixième de production que nous partageons entre cinq à dix pêcheurs,” indique-t-il.
Le constat est surprenant pour Joël Kyavu, qui est étudiant à Butembo. Lui et ses camarades sont venus pour des pratiques professionnelles.
“Je pensais qu’en rentrant d’ici, j’amènerai avec moi des tas de poissons, mais ce n’est pas le cas. Le prix du poisson est plus élevé ici que chez nous à Butembo, alors qu’on est censé être dans une pêcherie. On nous explique qu’il y a carence, que le lac ne produit plus suffisamment de poissons, » regrette-t-il.
Sur le marché local dans la pêcherie de Kyavinyonge, un kilogramme de poisson se négocie à 15 000 Francs congolais environs 6 dollars américains. Ce qui n’est pas abordable pour de nombreuses familles aussi déjà paupérisées par les affres du terrorisme qui secouent la région depuis 2013 et qui vivent de moins de 2 dollars américains par jour.
Les poissons disparaissent. D’année en année, Vitshumbi, une pêcherie du lac Edouard, voit l’espoir de bonnes pêches s’éloigner.
« Nous sommes passés en peu de temps de 15 000 tonnes à moins de 400 tonnes de poisson par an, » a déclaré Delphin Mutahinga, représentant local du gouverneur de province du Nord-Kivu au journal français le Monde.
A Vitshumbi, plusieurs pirogues ne sont plus motorisées suite à la baisse de la production. Des pêcheurs ont déjà opté pour le système de campement au lac. Une pirogue sans moteur peut faire plus d’un mois sur les eaux du lac et ses petites captures sont évacuées par une autre pirogue qui approvisionne par la suite des pêcheurs en farine de manioc et autres biens de premières nécessités. Ces pirogues sont appelées «Mumbekaye », révèle le site internet icicongo.net.
Il faut préciser que le lac Édouard abrite de nombreuses espèces de poissons, parmi lesquelles nous pouvons citer le Bagrus docmac, le Sarotherodon niloticus, le Sarotherodon leucosticus, le Haplochromis ssp, le Hemihaplochromis multicolour, et le Schutzia eduardiana.
Pêche illicite, corruption des officiels
D’après une étude parue en 2018 dans la revue tropicultura, la production et la productivité du poisson sur le lac Édouard sont en baisse. Le nombre d’unités de pêche a augmenté de 275 % par rapport au quota recommandé, reconnaît pour la première fois une étude scientifique. Plus de 8,000 pêcheurs, membres de coopératives de femmes et transporteurs locaux survivent grâce à la chaîne de valeur pour leur poisson.
Muhindo Vyalengekanya Joël est responsable de l’organisation SAPIAEKYA, l’un des regroupements des pêcheurs de Kyavinyonge. Il explique que les causes de la baisse de la production sont multiples.
“Le nombre de pirogues sur le lac a triplé. Il est légalement autorisé un nombre de 1187 unités de pêches, mais actuellement on est à plus de 4 000 pirogues sur le lac Edouard,” s’inquiète Muhindo. Il pointe aussi du doigt accusateur, les mauvaises pratiques de la pêche.
“Parmi les pêcheurs, il existe ceux qui pratiquent la pêche avec des filets de petites mailles. Il est recommandé d’utiliser des filets de mailles de 4,5 pouces, mais certains pêcheurs utilisent des filets de mailles inférieures. D’autres utilisent ce qu’on appelle Kikuvo, une pratique qui consiste à frapper avec force l’eau vers une direction quelconque pour pousser les poissons vers les pièges installés, sans oublier la pêche dans les frèyeres servant pour la reproduction des poissons”, indique-t-il.
Des moustiquaires sont souvent distribuées gratuitement aux résidents dans le cadre des campagnes de lutte contre le paludisme menées par le gouvernement congolais et ses partenaires, notamment l’OMS, l’UNICEF, la Banque mondiale et la Santé Rurale Sanru. Ces moustiquaires sont détournées de leur rôle de lutte contre le paludisme. Mais aussi, ces moustiquaires sont également vendues sur le marché pour environ 1 dollar américain. Ce qui les rend accessibles à tous.
Kambale Steven, chef de service public chargé de l’environnement à Kyavinyonge, nous accueille de son bureau. Il vient d’une patrouille sur le lac, au cours de laquelle il réussit à saisir des filets électriques. Il nous montre aussi les quelques fretins qui étaient déjà tombés dans ces filets.
“Nous nous sommes rendus sur le lac pour faire respecter les normes de pêche. C’est ainsi que nous avons aperçu des pêcheurs qui plaçaient ces filets. À notre approche, ils ont fui. Nous avons récupéré ces filets que nous allons incinérer pour décourager ces pratiques. »
Aux côtés de ces pratiques illicites de pêche, se cache la corruption des quelques officiels qui ferment les yeux et les encouragent.
D’après Muhindo Joël de la SAPEIKYA (ndlr), les pêcheurs sont en majeure partie responsables de la destruction des écosystèmes du lac, mais les services étatiques le laissent faire.
“Il y a des personnes dans chaque service publique opérationnel sur le lac que je ne veux pas citer nommément ici, mais qui sont les services étatiques dont la forces navales, le service de la pêche, de l’environnement et renseignements militaires. Ces personnes prélèvent de l’argent auprès des pêcheurs clandestins en contrepartie, elles ferment les yeux devant leurs crimes, » révèle-t-il.
Selon un pêcheur de Kyavinyonge qui a préféré garder l’anonymat pour sa sécurité, les frais prélevés pour couvrir cette corruption vont de 50 000 à 200 000 francs congolais soit entre 20 $ et 80 $ US. Ce montant peut varier selon le nombre de services à corrompre.
“Chaque fois que je suis impliqué dans la pêche, je verse un montant à un intermédiaire d’un responsable de la force navale pour obtenir son feu vert. D’autres services peuvent m’arrêter, mais je sais que je serai libéré et mon matériel me sera restitué dans l’urgence, » témoigne-t-il.
Cette corruption des officiels est confirmée par Josué Mukura, activiste de l’environnement et secrétaire exécutif de la fédération des comités de pêcheurs individuels du lac Edouard FECOPILE en sigle. Cette structure travaille dans la protection du lac Édouard et des ses ressources halieutiques depuis plus d’une décennie. Selon lui, les services étatiques soutiennent la pêche illicite.
“Les militaires œuvrant sur le lac Édouard ont instauré ce qu’on appelle ‘Kisoko.’ Cette pratique consiste à convoyer les pêcheurs clandestins sur le lac sous prétexte qu’ils les ont arrêtés, et pourtant c’est pour couvrir leur activité moyennant quelque chose (argent), » allègue cet activiste.
A la fin du premier semestre de l’année 2023, le colonel Bahati responsable des forces navales, une unité des forces armées de la RDC chargé de sécuriser les eaux et les lacs, a été suspendu de ses fonctions. Il était basé dans la pêcherie de Kyavinyonge. Selon les informations à notre possession, il lui était reproché le soutien à la pêche illicite sur le lac, de pillage des poissons et des carburant des pêcheurs, de rançonnement, etc.
L’influence des groupes armées
Le lac Edouard fait partie intégrante du parc national de Virunga. Cependant, les rives du lac Edouard attirent les bandes armées. Celles-ci extorquent de l’argent aux pêcheurs locaux ou y pêchent eux-mêmes, favorisant la pêche clandestine utilisant des techniques causant de graves dommages à l’environnement. Parallèlement, ils abattent les hippopotames et d’autres grands mammifères dans le but de consommer et de vendre leur viande.
“On estime le nombre de membres de groupes armés aux abords du Parc à 3000 individus dont 1500 au sein même de ses frontières. Ces groupes se livrent à un certain nombre d’activités criminelles notamment le trafic de charbon de bois, la pêche illégale, l’agriculture illégale, le braconnage pour l’ivoire et la viande d’animaux sauvages, les enlèvements et l’extorsion (péages et taxes), » peut-on lire sur le site internet de l’alliance virunga qui coordonne les activités dans le parc national des Virunga en partenariat avec l’institut congolais pour la conservation de la nature.
Le lac Edouard compte officiellement trois pêcheries légales à savoir la pêcherie de Kyavinyonge, de Vitshumbi et de Nyakakoma. Cependant, avec l'explosion démographique dans les entités qui sapprovionnent en poisson sur ce lac, le nombre des pêcheries est passé à plus de 10, pour des personnes qui viennent soit pour la pêche, le petit commerce ou à la recherches des terres arables, car les hautes terres ne sont plus capables de contenir le besoin en agriculture.
La quasi-totalité de ces pêcheries illégales comme illégales sont gérées ou cogérées entre les forces armées de la RDC et des milices. Pour le cas de la pêcherie illegale de Lunyasenge, un groupe armé maï-maï fait payer une taxe illégale hebdomadaire de 10 000 soit 4 $ US pour chaque pirogue, nous ont révélé des pêcheurs. Celui qui s'oppose à ce paiement voit son matériel de pêche être saisi.
Outre la taxe initiale, perçue par les groupes rebelles pour permettre aux pêcheurs de pêcher, de nombreuses autorités étatiques et coutumières demandent également une taxe par poisson. Il s’agit notamment de l'inspection provinciale du ministère de l’Agriculture, de la Pêche et de l’Élevage, le service de renseignement (ANR et TD) et les autorités migratoires (DGM) perçoivent également des taxes dans les villages bordant le lac.
Actuellement des frictions émergent lorsque la direction du parc national des Virunga, tente de reprendre le contrôle du lac Édouard par le biais d'interventions infrastructurelles et militaires.
Ces interventions se heurtent non seulement à la résistance de plusieurs groupes rebelles qui détiennent divers villages de pêcheurs le long des rives du lac Édouard, mais également à celle d'autres autorités étatiques présentes dans la région, les "rebelles pêcheurs," selon une étude intitulé : Les lacs comme paysages rebelles : des « rebelles pêcheurs » aux « fonctionnaires de l’État louches » en RD Congo.
Cette étude a été menée par Esther Marijnen, qui est une chercheuse en sociologie du développement et du changement, de l'Université de Wageningen au Pays-Bas. Elle ajoute que la pêche en temps de conflit armé est souvent présentée comme une extraction illégale de ressources rendue possible par l’effondrement de l’ordre public en temps de guerre.
Kivu Security Tracker, un projet du Groupe d'étude sur le Congo de l'Université de New York et de Human Rights Watch, répertorie plus d'une demi-douzaine de groupes armés qui pratiquent le commerce transfrontalier illégal entre la RDC et l'Ouganda via notamment le lac Edouard.
Divers acteurs saisissent l’opportunité de s’enrichir économiquement, ce qui accroît la concurrence et conduit parfois à des "guerres de poissons." La présence de factions rebelles Maï-Maï autour du lac contribue certainement à caractériser le lac Édouard comme un paysage rebelle.
“Par des pratiques d’imposition et d’extorsion, les groupes rebelles sont empêtrés dans le conflit plus large entre le parc et la population. Cependant, de nombreuses autres autorités publiques contribuent à la militarisation du lac et participent à des politiques subversives”, précise encore Esther Marijnen dans cette étude .
L’itinéraire moyen du lac au marché contient entre 12 et 25 points de taxation. La majorité de ces taxes sont illégales, sauf celles versées auprès de l’attributaire qui se charge de l'aménagement de la route. Ce versement varie entre 1000 et 5000 francs congolais équivalant à 0,38 et 1,85 dollars américains, par transporteur. Cet argent échappe au trésor public car seul le service qui le prélève décide de quoi en faire.
Les chauffeurs transportant du poisson se heurtent à de nombreux barrages routiers, y compris ceux tenus par des gardes du parc qui peuvent également facturer des taxes, en particulier lorsque le poste de patrouille est géré par une unité mixte de l’ICCN et des FARDC.
Le changement climatique aggrave la carence en poisson
Il faut noter que le lac Édouard se situe en Afrique de l'est entre 0°04' et 0°39' de latitude sud et 29°30' et 30°05' de longitude est, dans la partie ouest de la vallée du Rift dans le bassin du Nil. Le lac borde l'Ouganda (29% de sa surface) et la RDC (71% de sa surface). Il est rattaché au lac George par le canal de Kazinga, ce qui explique pourquoi plusieurs espèces de poissons sont communes aux deux lacs.
Parmi les causes de la carence des poissons dans le lac Édouard se murmure le changement climatique bien que son impact ne soit pas encore établi par une recherche scientifique approfondie.
Le lac Édouard se trouve dans le rift albertin et dans le bassin du Nile. C’est le bassin versant de plusieurs rivières provenant des hautes terres. Il est aussi surplombé de beaucoup des collines qui connaissent ce dernier temps d’érosions et des éboulements de terre.
"Ces coulées de boue venant des hautes terres se déversent dans le lac," révèle le professeur Sahani Walere de l’université catholique du Graben. "Environ 2O tonnes de limons sont déversées dans le lac Edouard chaque année selon nos recherches. Malheureusement ces limons qui se déversent dans la baie, alors que ce dernier est la maternité des poissons, conduisent ainsi les poissons à ne plus s’y reproduire."
Il cite en titre illustratif la rivière Taliya sud. “Tous les limons qu’elle traîne finissent dans la baie de la pêcherie de Kamandi diminuant ainsi la profondeur du lac et poussant plus loin les poissons dans les eaux du lac”. Ce qui, à son avis, en voulant les poursuivre, les pêcheurs congolais se retrouvent dans les eaux Ougandaises. Ceci les expose à des arrestations régulières et à la saisie des leurs équipements de pêche par la marine Ougandaise.
Les ressources du lac Édouard sont partagées entre l’Ouganda et la RDC. Et souvent, des questions de limites lacustres se posent lorsque des pêcheurs d’un pays se retrouvent dans une partie considérée comme appartenant à un autre pays.
Selon les données du Armed Conflict Location and Event Data Project, qui suit les données sur les conflits à travers le monde, les conflits liés au poisson ont généralement augmenté en RDC de 2010 à 2023, avec un pic en 2021. Au moins 20 cas ont été recensés aux alentours de 2023. Sur le lac Édouard au cours de cette période, la plupart sont liés à la pêche transfrontalière illégale ou aux conflits entre groupes armés, armée congolaise et civils.
Depuis le 20 octobre 2018, il existe un accord bilatéral entre l’Ouganda et la RDC sur la gestion durable des ressources halieutiques et d’aquaculture dans le bassin des lacs Edouard et Albert. Les ressources de ces lacs sont partagées entre les deux pays. Cependant l’accord reste muette concernant la démarcation des limites lacustres. L’article 7 de cet accord bilatéral prévoit la création d’une organisation des pêches et de l'aquaculture des lacs Edouard et Albert. Cette organisation, selon l’article 8 de l’accord à son alinéa 6, sous-alinéa H, a pour objectif de faciliter la collaboration aux fins de prévention des conflits et leurs résolutions.
Il faut préciser que ce même instrument bilatéral poursuit à son article 17 alinéas 1, que les parties coopèrent pour prévenir les conflits et différends, notamment en renforçant la confiance et le dialogue entre les communautés dans la gestion durable des pêches et de l’aquaculture. L’alinéa 2 de cet article renforce en indiquant que les partie s’efforcent de résoudre à l’amiable tout conflit ou différend, y compris lorsqu’il s’agit d’un différend de nature technique en procédant à une analyse par des experts et en s’accordant sur une stratégie de règlement pacifique des différends.
Il faut dire que nous n’avons pas réussi à vérifier l’effectivité de la mise en place de l’organisation dont il fait mention à l’article 7 de l’accord bilatéral, cinq ans après son entrée en vigueur.
Par ailleurs, le professeur Walere épingle le problème de la déforestation auquel fait face la côte ouest du lac Edouard. A la recherche du bois pour la fabrication de la braise, la construction des habitations ou pour faire les champs, certaines personnes coupent du bois aux abords du lac. Il appelle l'État à mettre des moyens pour faciliter les études approfondies sur cette question du changement climatique et son incidence sur la productivité du lac Edouard.
En avril et en août 2023, d'énormes dégâts ont été enregistrés lors d’une pluie accompagnée des vents violents à Vitshumbi, une pêcherie située sur la côte Ouest du Lac Édouard dans le Parc national des Virunga en territoire de Rutshuru.
Des toitures des plusieurs maisons emportées par ces vents. Des mûrs d’écoles et des églises ont également été démolis par cet ouragan tandis que beaucoup d’autres habitations ont été inondées par la montée des eaux du lac mêlées à celle des pluies qui s’abattent sur la région après des long mois de sécheresse.
Il est essentiel de considérer le lac Edouard dans son contexte géographique: il est entouré par deux parcs nationaux, le parc national Queen Elisabeth (QENP) en Ouganda et le parc national des Virunga (PNVI) en RDC. La forêt de Mgahinga (réserve des gorilles) et le parc de chasse de Chamburi sont également à proximité de ce lac.
Ces zones protégées s'étendent sur près de 380 km du nord au sud. Les eaux du lac Édouard et du canal de Kazinga sont comprises entièrement dans les limites de cette région protégée, le lac George est aux trois quarts bordé par le QENP ou le PNV.
Seuls 15 à 20 km du lac George et du canal de Kazinga ne sont pas inclus dans un de ces parcs. La superficie totale des eaux congolaises du lac Edouard fait partie intégrante du parc national des Virunga, et le canal de Kazinga fait partie intégrante du QENP.
Reconvertission des pêcheurs, le parc envahi et la malnutrition s’installe
L’enclave de Kyavinyonge coincé dans le parc national des Virunga accueille près de 30 000 habitants selon les autorités locales, dont la plupart se sont installées ici pour pratiquer entre autres la pêche. Aujourd'hui ils ne savent plus vivre exclusivement de cette activité.
Néhémie Kavusa, un sexagénaire, a opté pour le taxi-moto. Depuis plus de cinq ans maintenant, il effectue des navettes entre la pêcherie de Kyavinyonge et la ville de Butembo, la plus grande agglomération la plus proche pour y amener des clients qui souhaitent s’y rendre et vice versa.
“Je ne savais plus subvenir aux besoins de ma famille avec la pêche. Vers les années 70-80, un pêcheur était vraiment quelqu’un de respectable. Mais aujourd'hui, avec la seule pêche comme activité, on ne peut rien faire de consistant. J'ai opté pour la moto taxi avec laquelle je gagne entre 35 000 et 70 000 francs congolais par jour, environ 14 et 27 dollars américains” a-t-il fait savoir.
Aristote Mumbere, la trentaine révolue, marie activité de pêche et salon de coiffure.
“Au rythme actuel est impossible pour moi de subvenir au besoin de ma famille en pratiquant la pêche exclusivement. Désormais je ne vais sur le lac que par nécessité. Je passe mon temps dans mon salon de coiffure où j’engage aussi trois autres jeunes qui sont déçus de la production actuelle du lac”, a-t-il justifié.
De son côté, Henriette Mbambu fait partie des agriculteurs qui envahissent le parc national des Virunga. Son mari est pêcheur à Kyavinyonge et ne sait plus pallier seul aux charges de la famille par la pêche.
Ce jour-là, elle et d’autres agriculteurs viennent de prendre d’assaut le bureau de la société civile locale, pour lui demander de servir d'intermédiaire auprès de l’institut congolais pour la conservation de la nature qui gère le parc des Virunga.
En effet, cette dernière a envoyé des écogardes et a laissé les éléphants détruire les récoltes de ces agriculteurs qui reconnaissent avoir violé les limites du parc.
“La production de poisson ne sais plus nourrir nos familles. Nous sommes entourés des terres arables qui sont dans le parc et nous ne pouvons pas mourir de faim pendant que l’ICCN protège cette brousse pour les animaux. Ces derniers jours, alors que la récolte approche, les gardes parcs sont en train d'arrêter ou de refouler les agriculteurs qui veulent protéger leurs cultures contre le ravage des éléphants. Voilà pourquoi nous sommes au bureau de la société civile pour lui demander de plaider notre cause auprès des responsables du parc," nous a-t-elle expliqué.
Les effets néfastes de la carence des poissons s'étendent sur beaucoup d’autres secteurs. Akida qui tient un resto-bar quartier Copevi en pleine pêcherie de Kyavinyonge explique que le nombre de ses clients diminue du jour au lendemain.
“Je ne me retrouve plus," a-t-elle dit, ajoutant que les pêcheurs qui constituent le gros de sa clientèle se plaignent de l’improductivité du lac. “Ils ne viennent plus comme avant”, elle a ajouté.
Selon Kakule kahandukya, infirmier titulaire au centre de santé de référence de Kyavinyonge, les répercussions négatives de la production des poissons dans le lac Edouard sur la santé nutritionnelle de la mère et de l'enfant sont palpables. Sur les 783 naissances enregistrées de janvier à septembre 2023, 11% d’enfants sont nés avec un faible. Ce qui qui est en descend sur seuil acceptable qui est de moins de 4%, alerte ce responsable sanitaire.
“Actuellement les femmes enceintes sont en train d’accoucher des enfants avec un faible poids. Parmi ces naissances, il y a eu 83 enfants avec un faible poids à la naissance, c’est-à-dire un poids inférieur à deux kilogrammes. Ca c’est au niveau de la maternité. Au niveau de la consultation préscolaire CPS, les enfants avec un PB (périmètre brachial inférieur à 110 mm) sont devenus nombreux”, explique l’infirmier Kakule.
Les répercussions de la carence des poissons ne se font sentir que chez les humains. Certaines espèces d'oiseaux qui jadis embellissent les rivages du lac Édouard ne sont plus visibles. C’est le cas des pélicans connus sous l'appellation locale de “Kinyakoni” qui ont fuis la pêcherie de Kyavinyonge. Ces oiseaux sont de plus en plus visibles dans des abattoirs publics des grandes agglomérations telles que Butembo et Beni, où ils se nourrissent des reliquats de l'abattage des bêtes.
L’exploitation pétrolière, une autre menace à craindre dans l’avenir
Le lac Edouard fait déjà face à plusieurs menaces contre ses écosystèmes. C’est entre autres la pêche illicite, la surexploitation du lac, l’explosion démographique, l’agriculture dans certaines zones côtières, l'abattage des hippopotames, la guerre et l’activisme des milices armées.
En cas d’exploitation du pétrole dans le lac Edouard, la pollution des eaux est inévitable. Cela conduira à la diminution de la productivité des poissons causant une insécurité alimentaire. En outre, la consommation de ces eaux polluées métrant la santé des riverains en danger.
En juillet 2022, le ministre des hydrocarbures, Didier Budimbu, a annoncé des appels d'offres pour 30 blocs dont 27 pétroliers et 3 gaziers en vue des droits d'hydrocarbures. Est concerné par ces appels d’offres, le bloc V qui est situé dans les territoires de Lubero et Rutshuru dans la Province du Nord-Kivu et qui comprend une grande partie du parc des Virunga et particulièrement le lac Edouard.
Ce pétrole brut pourrait être transporté via le projet Eacop, le projet climaticide de TotalÉnergies en Ouganda et Tanzanie. En novembre dernier Josué Mukura, pêcheur et activiste environnemental congolais, était en France pour dénoncer la multinationale française, au siège de celle-ci, à Paris.
"150 000 personnes dépendent directement de la pêche dans ce lac. 500 000 de manière indirecte," argumente cette activiste. Quant aux forêts environnantes de Virunga, elles forment l’un des parcs nationaux "qui abritent plusieurs espèces au monde et un grande biodiversité," prévient ce "héros du patrimoine," au Congrès mondial de la nature de 2016 pour son rôle crucial pour protéger le Parc national de Virunga.
Le ministre congolais des Hydrocarbures est en cours de négociation avec le gouvernement ougandais. En mai dernier, il annonçait sur X (anciennement Twitter) avoir créé un groupe de travail bilatéral afin d’obtenir l’accès au pipeline Eacop, pour le transport du pétrole brut qui sera extrait du Graben Albertine en RDC à savoir, la région s’étendant du parc des Virunga jusqu’au nord du pays.
“Aujourd’hui à Kampala, sur invitation de mon homologue l'Honorable Dr. Ruth Nankabirwa Ssentamu. Nos échanges ont porté sur nos relations bilatérales, le développement des hydrocarbures, et l'accès au pipeline EACOP pour le transport du pétrole brut qui sera extrait du Graben Albertine en RDC. L’Ouganda ayant reconnu l’importance cruciale de notre intégration, un groupe de travail composé de nos experts techniques respectifs a été instauré," avait-il annoncé.
La RDC négocie aussi avec la Chine, notamment pour l’exploitation des blocs pétroliers 1 et 3 dans la zone congolaise du lac Albert, frontalier avec l’Ouganda, a révélé le quotidien Africa Intelligence. Les blocs situés dans la zone ougandaise du lac appartiennent déjà à TotalÉnergies pour approvisionner Eacop.
Moyens de mitigation
Créée le 03 février 1949, la Cooperative des pêcheries des Virunga regroupe onze collectivités locales des Territoires de Beni, Lubero, Rutshuru et Nyiragongo en Province du Nord-Kivu, République Démocratique du Congo.
Elle détient le droit de pêche au lac Édouard, droit acquis en compensation des droits cédés, jadis exercés sur les terres par les circonscriptions indigènes, terres qui constituent l’actuel Parc National des Virunga (PNVi).
Pour essayer de diminuer la pression sur le lac, cette structure a initié un projet d’aquaculture.
“La COPEVI s’est déjà lancée dans l’aquaculture moderne. Ce projet se réalise avec la construction des bassins piscicoles et de deux écloseries dans les pêcheries de Vitshumbi et Kyavinyonge. L’espèce élevée est le Clarias gariepinus. Ce projet s’inscrit dans le cadre de souveraineté alimentaire et demeure une des alternatives à la pression anthropique sur les ressources halieutiques du lac Édouard” a fait savoir le gérant de cette coopérative.
Dans sa vision, le projet se veut d’élever le Clarias, le Tilapia et le Barbus afin de nourrir non seulement les populations vivant dans les pêcheries du lac Édouard mais également celles vivant dans les collectivités locales.
En outre, à cause de la baisse de la production du poisson en RDC, les commerçants de cette denrée se tournent de plus en plus vers les pays étrangers. A part les poissons provenant de l’Asie et particulièrement de la Chine, la RDC importe du poisson dans d’autres pays du bassin du Nil. Il s’agit notamment de l’Ouganda, la Tanzanie, le Rwanda etc. La Tiliapia est en tête des séries des poissons importés.
Au centre commercial de Butembo, des bâtiments consacrés à la vente des poissons y sont en grand nombre. On y trouve également des têtes, des squelettes, des bouches et des queues des poissons importés. Ces restes sont pesés sur une balance ou sur des petits tas pour faciliter leur écoulement rapides. Ils sont consommées en majorité par des familles modestes, a témoigné Ernestine Kaswera, qui tient un dépôt des poissons sur avenue Rwenzori en ville de Butembo.
Poussé par le souci de pallier la carence des poissons dans les centres urbains, le docteur Toussaint Murusi chercheur à l’université catholique du graben a initié une activité de pisciculture. Dans sa parcelle, il a entretenu une dizaine de bacs piscicoles dans lesquels il élève des poissons de l'espèce clarias.
“Je voulais prouver aux gens que ce n’est pas uniquement au lac qu’on peut trouver les poissons. Si, on pratique la pisciculture urbaine, il y a lieu de relever le défi de la carence des poissons,” a-t-il confié.
Mumbere Siriwayo Assumani est président du comité des pêcheurs de Kyavinyonge. Selon lui, il appartient à l'État congolais à travers ses services dont l’environnement, de la pêche de réglementer la pêche sur le lac. Ces services font semblant de faire la réglementation, il leur manque de fermeté. Il propose aussi l'étiquetage ou l’immatriculation des pirogues actives sur le lac pour permettre de maîtriser le nombre exact des unités de pêche et des pêcheurs.
Il faut préciser qu’une initiative de ce genre a été initiée par l’institut congolais pour la conservation de la nature à travers la coopérative des pêcheurs des Virunga. Mais, elle a connu une opposition de la part de plusieurs pêcheurs qui profitent de la pêche clandestine et certains politiciens qui profitent de la situation pour se refaire une santé politique.
Il existe une loi sur la pêche en RDC en matière de pêche qui date de l’époque coloniale précisément en 1932. Il a été suivi des mesures d’application dans un décret du 21 avril 1937. A son article 64, il stipule que "Dans chaque région, il est interdit de détenir, d'exposer à la vente, de vendre ou d'acheter, de céder ou de recevoir à quelque titre que ce soit, de transporter ou de colporter des poissons dont la pêche est interdite, sauf s'ils proviennent de plans d'eau privés."
Ce sont les lois toujours en vigueur en matière de pêche en RDC. Pour le professeur Mutambwe Shango, enseignant à l’université de Kinshasa et expert en écologie du milieu aquatique, le grand problème réside dans l’ancienneté de ces lois qui régissent la pêche. Elles ne prennent pas en compte les réalités actuelles. Pour lui, il faut que tout ce qui est considéré comme pratique illicite concernant la pêche soit répertorié dans une loi.
Ce qui n’est pas le cas aujourdhui. Notez que la majeure partie des arrestations liées à la destruction du lac Édouard n'aboutissent pas devant les tribunaux. Les personnes impliquées paient des amendes à la police, à l'armée et à d'autres services, qui les relâchent ensuite. Ce qui ne fait que perpétuer ces pratiques néfastes.
Pour la direction du parc et ses bailleurs de fonds internationaux, le lac est une "frontière infrastructurelle." Quatre types d’interventions sont en cours à savoir: limiter et contrôler les établissements et les populations autour du lac, développer l’infrastructure touristique, rendre la pêche durable, et intervenir dans la chaîne et le commerce des produits de la pêche.
Pour le groupe armé, le lac Edouard apparaît comme une zone de non droit. D'où, il faut y restaurer l’autorité de l'Etat pour que l’influence des milices ne pèse à la longue sur le les ressources du lac, suggère Muhindo Siku, journaliste environnemental basé dans la pêcherie à Kyavinyonge.